Les journaux des
Tranchées
Septembre 1914 :très rapidement
la guerre de position succède à la guerre de mouvement.
Les poilus s'enterrent, comme leurs assaillants, la guerre des
tranchées commence. Entre les bonds meurtriers, les attaques
violentes, les offensives, ce sera durant quatre ans, la longue
attente derrière le créneau, l'existence de termites
sous le soleil, dans la boue, l'inaction dangereuse, dans les
pires conditions, pour le moral comme pour la santé physique.
Les combattants n'ont plus, pour tuer le temps, que le coltinage
de claies et de gabions, le nettoyage des boyaux, le bricolage,
la fabrication de bagues ou de briquets, la correspondance ainsi
que l'attente du ravitaillement.
Toutes les classes sociales étaient ici mêlées,
fondues dans ce creuset de la guerre d'où ne pouvait qu'un
type nouveau de combattant :le poilu. Pratiquement coupé
de l'arrière, il ressentait profondément cet isolement
après la rupture brutale avec la vie civile. La presse
de l'intérieur continuait a paraître, mais parvenait
mal au front, heureusement d'ailleurs, tant les sottises imprimées
auraient découragé les âmes des plus viriles.
C'est à cette double nécessité de tuer le
temps et de donner à la vue du poilu un élément
d'information qui lui manquait que l'on doit la création
de la presse du front.
Ce journal de front, création de circonstance, était
réalisé souvent avec des moyens de fortune, dans
les conditions les plus défavorables, rarement à
l'arrière, par les soins d'imprimeurs bienveillants. Pour
ses animateurs, il exigeait toujours un grand effort d'imagination,
de sens pratique pour réunir, d'abord les fonds nécessaires
à l'achat des matières premières, papier,
encre, machine à écrire, appareil à polycopier,
ensuite les manuscrits. Mise en route dans la tranquillité
relative d'une sape, la confection d'une feuille pouvait être
interrompue par la brutalité d'une attaque. Le calme revenu,
l'abri pouvait être bouleversé, les rédacteurs
disparus au cours de l'engagement. Rien de ces drames constants
ne transparaît dans ces vaillantes feuilles. Bonne humeur
et gaieté sont toujours de règle, teintées
ici et là d'une pointe de mélancolie quand la pensée
s'envole vers les êtres chers, d'une ombre de regret au
souvenir des joies passées. C'est le mérite des
journalistes professionnels, ou de rencontre, d'avoir su dominer,
en ces heures tragiques, leur propre drame pour ne songer qu'à
faire contre mauvaise fortune bon cur et sourire, d'avoir su inventer
un nouveau style hors du temps.
Gaudrioles, calembours, dessins ont leur place d'honneur dans
ces feuilles de guerre, mais aussi le poème grave, attendri,
et quelques morceaux de bravoure sur des thèmes glorieux,
tel cet " hommage aux morts " de Henri Davoust, du 80e
d'infanterie :
" Héros heureux et de grâce nimbés,
Quittant le jour pour entrer dans la gloire
Comme des saints dans nos nouveaux jubés,
Vivrez toujours dans l'humaine mémoire,
Nobles soldats pour la France tombés ! "
Comme la presse civile, celle des tranchées affronte
les rigueurs d'une censure aux multiples ciseaux. Cette censure
ne s'exerce pas immédiatement au front.
Fin 1915, une circulaire de Joffre encourageait l'essor de la
presse des tranchées, et, en même temps, instituait
leur contrôle par la Division, où les textes à
paraître en polycopie devaient parvenir par la voie hiérarchique.
Un officier, délégué par le général
à cette tâche, ou le général lui-même,
assurait la supervision.
Pour les journaux du front imprimés à l'arrière,
la censure civile doublait l'examen militaire, ce qui provoqua
des situations confuses.
De plus haut venaient les encouragements qui modéraient
le zèle patriotique des censeurs et renforçaient
la confiance des animateurs de canards.
Fin 1915, Joffre faisait part de sa bienveillance pour les journaux
de tranchées aux généraux commandant les
armées :
" Il m'a été rendu compte que certains journaux
de tranchées avaient été supprimés
par ordres des officiers généraux sous les ordres
desquels se trouvent les corps où ils sont publiés.
Ces journaux ont pour but de distraire et d'amuser les combattants.
En même temps, ils montrent à tous que nos soldats
sont pleins de confiance, de gaieté, de courage. Le service
de propagande utilise les journaux de tranchées pour montrer
aux correspondants des journaux étrangers l'excellent esprit
qui anime nos troupes sur tout le front ".
Pour que fût maintenue son indépendance, la presse
du front était condamnée à ne recevoir aucun
soutien de l'extérieur.
Au début 1917, le préfet de la Seine avait eu un
geste amical pour les journaux des tranchées qui voulurent
bien parler du lancement des " bons municipaux " de
la ville de Paris :une somme de 50 francs leur fut allouée.
Ce fut là l'unique subvention semi-officielle qu'ils aient
reçue.
Les journaux des tranchées ont donc aidés les poilus
à se remonter le moral et peut-être aussi, à
leur faire oublier, l'espace d'un temps le triste cadre de cette
guerre totale.